Printemps 1982, Henri et moi cheminons paisiblement entre les échoppes du marché de Mizque, en Bolivie, aux pieds de la cordillère des Andes, à l’entrée du Chaparé. Un personnage interlope s’approche, et sur un ton menaçant nous dit : « les gars, si on vous trouve encore par ici ce soir, on ne répond de rien… » Il s’agissait clairement d’un sicaire des trafiquants de drogue, le Chaparé étant une zone de forte production de Coca.
Aurions-nous voulu braver cette injonction que nous en étions doublement incapables : la station-wagon de l’Université de Cochabamba nous avait trahi au milieu de la descente, freins hors d’usage, et le pont à franchir pour accéder au Chaparé venait d’être emporté par une crue particulièrement violente (au pied des Andes, côté Amazonie, on n’est pas en Bretagne ni en Toscane, quand il pleut, c’est du sérieux !). Retour donc à la case départ, Cochabamba, son climat agréable, sa place d’armes paisible entre deux coups d’Etat, si plaisante le dimanche matin pour lire le journal en faisant cirer ses chaussures.
Deux mots d’explication du contexte, lui-même riche en avatars : Henri est un compagnon d’armes du CIRAD, de longue date. Lui et moi sommes des acharnés de la « recherche action », qui se pratique hors labos, hors stations expérimentales, et donc en milieu rural, avec des paysans et des paysannes qui cultivent quelques arpents de terre, le plus souvent à la main, Notre acharnement va jusqu’à travailler avec des « paysans expérimentateurs », une entreprise très stimulante mais qui n’est pas de tout repos : administrer la preuve, l’alpha et l’oméga de la démarche scientifique, se heurte là à d’innombrables difficultés : boy scouts de la recherche, c’est l’image qui nous est fréquemment attribuée.
L’avatar qui nous avait amené sur ces lieux insolites, c’était l’exfiltration de Bolivie de Klaus Barbie, le tortionnaire nazi. Fraîchement élu, le président Mitterand avait obtenu de son homologue bolivien qu’il ferme les yeux sur son exfiltration, réalisée discrètement par nos services secrets. Echange de bons procédés, la France s’engageait à renforcer sa coopération scientifique et technique. Les cultures alternatives à la Coca intéressant fortement le partenaire bolivien, le CIRAD a été sollicité par le MAE, d’où notre présence, Henri et moi, à Mizque, la porte d’entrée du Chaparé, l’Eden des trafiquants de drogue. CQFD. Finalement, malgré notre incapacité à voir une plantation de Coca et à discuter avec des producteurs-consommateurs, le thème a été retenu, un poste financé par le MAE, et un de nos collègues y a travaillé plusieurs années, avec succès.
Morales de l’histoire :
1. L’’Etat a tenu ses promesses. Certains allégueront que ce n’est pas si fréquent. Le premier Président du CIRAD, ambassadeur de métier, formulait pourtant la recommandation suivante : « dès lors que vous obtenez de l’Etat qu’il inaugure la première pierre, l’édifice sera construit ». Preuve à l’appui : l’improbable transfert de Nogent à Montpellier de l’ESAT (ex Ecole supérieure d’agriculture coloniale, ESAC, créée en 1902, tropicalisée ESAT après la guerre, puis rebaptisée CNEARC à Montpellier en 1982 et maintenant IRC).
2. Il faut revaloriser le métier de cireur de chaussures : en plus de rendre service, il offre au client un contexte très euphorisant. Je ne l’ai hélas pratiqué que rarement, comme à l’aéroport de Miami et à Copacabana, à deux pas de la plus belle plage du monde. Si vous passez à Cochabamba en saison sèche, ne manquez pas l’occasion de le vérifier (sur la place d’armes et un dimanche matin de préférence). …/…