En cet automne 89, Geneviève et moi avions pris place à bord d’un des deux station-wagon Toyota qui nous emmenaient au Nord de N’Djamena. Seule femme au sein d’une équipe d’une demi- douzaine d’hommes, personnels de l’Ambassade, chercheurs du CIRAD et notre guide, Jean Charles CLANET, le géographe qui nous faisait découvrir la région, qu’il connaissait comme sa poche. Vivant depuis de nombreuses années au Tchad, marié à une tchadienne, il parlait plusieurs langues locales, dont l’arabe chaoua, principale langue véhiculaire au Nord de N’Djamena, véritable patchwork linguistique.
La présence d’un tel guide était indispensable, non seulement pour s’y retrouver dans un dédale de pistes des plus sommaires, mais aussi pour entrer en contact avec les paysans, par nature méfiants vis-à-vis de toubabi (blancs). Outre qu’il était indispensable, ce géographe était un guide passionnant, commentant les paysages, rappelant l’histoire du peuplement, décrivant les principales cultures locales. Enfin c’était un homme charmant et très bien élevé, sans les rugosités ou les flagorneries familières aux vieux broussards.
Pour cette tournée en pleine brousse, nous étions équipés pour une autonomie presque complète. Au mieux demanderions nous de l’eau « potable » et achèterions-nous au passage des poulets « bicyclette ». Pour le couchage, des lits de camp et des couvertures (les nuits sont fraîches en saison sèche, au Sahel). Chemin faisant, nous avons découvert des paysages très variés, croisé des quantités impressionnantes de troupeaux, traversé nombre de villages, et rencontré des populations les plus bariolées que l’on puisse imaginer.
Les commanditaires des expéditions militaires anglaises, françaises et allemandes qui, au tournant du 19éme et du 20éme siècle, se sont entretuées pour accéder les premières au lac Tchad ignoraient que la vraie richesse de cette région, ce sont ses hommes et ses femmes dans l’énorme diversité de leurs cultures. Que croyaient ils trouver : de l’or ? des objets précieux ? un eldorado africain ? Les voyageurs avaient certes rapporté l’existence de royaumes importants (du Kanem, du Borgou, et plusieurs autres) vieux de plusieurs siècles. Mais de là à les imaginer riches comme les Aztèques ou les Incas, il y avait un abîme à franchir. La frénésie coloniale de l’époque laisse rêveur.
Sur le chemin du retour, nous avons croisé, au bord d’un puits, un groupe de femmes arabes chaoua : Vêtues et ornées comme à la noce, gaies, bavardes et affables, elles ont entamé avec Jean Charles un palabre : qui étions nous ? que faisions nous ? où allions nous ? Il faut dire que les femmes arabes chaoua, bien que musulmanes, sont d’une étonnante liberté de ton et de comportement. Foin bien entendu du tchador, vive les boubous bariolés, les bijoux étincelants que l’on porte en toute circonstance. Foin du mâle dominant : en ont-elles assez de leurs maris qu’elles s’en retournent le plus sereinement chez leurs parents, et c’est sur leurs époux que tombe l’opprobre publique, qui ne sera levée que lorsqu’ils auront convaincu leurs belles de bien vouloir rejoindre le foyer conjugal. Mesdames les féministes, il y a là de beaux reportages pour édifier vos militantes. Au cours de ce dialogue animé, Geneviève, avait remarqué au poignet d’une de ces dames un beau bracelet d’argent, élégamment orné, et poli au fil de nombreuses générations. Galant, notre guide lui proposa qu’elle l’achète. Gênée, elle s’en est d’abord défendue, jusqu’à ce que, très tentée, elle finisse par céder. La transaction fut bien entendu un peu longuette, la « bijoutière » imaginant derrière Geneviève un coffre fort bourré de beaux billets. L’habileté de notre guide aidant, le bracelet changea de main, ou plus précisément de poignet, dans des conditions raisonnables. Et il passera de poignet en poignet au fil des générations de la famille